UN EXIL NECESSAIRE “Car je considère les quantités infinitésimales comme des fictions nécessaires” G.W. LeibnizLes raisons pour lesquelles j’écris ma musique par le biais de la micro-tonalité sont multiples, en voici certaines constantes. Je pense que la première doit tout simplement venir d’une oreille aux inflexions de la musique arménienne ; n’ayant pas eu la chance de l’avoir suffisamment entendue dans mon enfance, c’est dans une forme de rétrospection que j’ai pu entendre ce tempérament comme naturel dans ma perception au sens d’une ré-appropriation, en quelque sorte, de traces. Que le développement des systèmes d’écritures aura ouvert sur une dimension d’évidence microtonale. A partir de ce point-là , deux horizons sont envisagés : le premier intègre le champ de la spéculation pure et le second, une dimension à la fois expressive et rhétorico-formelle.Ce qu’implique l’écriture en quarts, huitièmes et seizièmes de ton dans ma musique, correspond à une impression de liquidité. J’ai comme l’illusion chimérique que le fait d’écrire dans cette échelle des quantités, correspond à une appréhension métaphorique qui répond à une sensation plus ternaire que binaire. Que le contours des intervalles et des rythmes -dans l’hypothèse qu’ils existent selon cette distinction bipolaire- seraient alors plus “arrondis”, plus fliessend. Ma perception entre un éléments et un autre par ce chemin-là, provoque et permet dès lors, plus de flexibilité. On gagne en finesse et en détail, on s’approche d’une maille, d’une trame. C’est alors davantage comme une fibre d’un tissu, ou pour reprendre une image du philosophe et historien de l’Art empruntée à Georges Didi-Huberman, une maille liquide ! Écrire dans cette liquidité me rapproche de ce que Lucrèce et Leibniz disaient du monde dans le régime des quantités infinitésimales et de leurs mouvements (atomes). Mais aussi de ce que la psyché traduit, ou transcrit comme travail associatif: ce jeu de trame incessant dont la psychanalyse montre aussi l’efficace de son effet!Expressivement c’est là une Stimmung (état d’âme/sensation/atmosphère…) clairement plus mélancolique tout comme ce que la démarche spéculative, notamment en seizièmes de ton, implique comme rapport à l’objet perdu ou dans l’absence de degré que ce tempérament vient ouvrir. Le pouvoir de l’infrachromatisme, si j’ose dire, sonde plus loin. Il creuse et passe par des régions plus subtiles et certainement moins connues et assurément moins éclairées. Ce que l’écriture micro-tonale induit encore plus, c’est un vers l’ouvert, vers du possible mais ouvrant aussi vers une forme d’angoisse, celle peut-être d’une inquiétante étrangeté (worrying strangeness) ; vers une obscurité de son devenir, puisque les repères sont encore plus enfouis par le rapport que nous entretenons en terme de filiation à l’écoute du chant, des traces que portent ces intervalles. Si l’on approfondit davantage, on peut aussi trouver la dimension d’une perte par rapport à ce qui est entendu dans la partition : l’instabilité de facture des instruments conçus pour la musique tempérée, lorsque l’interprète se retrouve à devoir jouer dans un autre tempérament, implique une fragilité supplémentaire de la sonorité (timbre) et donc de sa présence (aura) . C’est un paramètre qui répond dans mon travail également à une forme d’herméneutique qui me semble cardinale.Cependant l’usage de la micro-tonalité que je fais depuis quelques années, suite à une contrainte productive qui a consisté à (re)pouvoir écrire aussi à l’aide des demi-tons, m’a amené également à reconsidérer l’efficience tempérée/non tempérée dans l’impact d’une fonctionnalité à l’échelle de la forme et à l’intérieur d’une conduite dialectique. C’est-à-dire, d’arriver à composer avec ces deux dimensions singularisées à l’échelle du temps et de l’écriture contrapuntique ou harmonique. Je m’explique. Cela concerne directement la question du contraste dans le sens où, certaines sections conçues et entendues sans la mirco-tonalité, produisent, dans la stratégie spéculative comme dans son expressivité propre, une autre économie des niveaux. L’apparition ou la disparition d’une de ces deux dimensions, tempérée/non tempérée, sera d’autant plus prégnante en terme de contraste impliquant d’autres rapports contrapuntiques et rythmiques! je renvoie à ce sujet à ma pièce “Le visage entre les draps” qui thématise cette dialectique à travers la figure d’Arnold Schœnberg. C’est pourquoi j’utilise à dessein le terme de rhétorique car l’absence ou la présence de l’infrachromatisme, est consciemment assumée comme principe narratif et articulatoire au sens d’une arsis/thésis dont les paramètres du temps et de l’écriture horizontale (contrepoint) et verticale (harmonie), se retrouvent dialectisés jusqu’à êtres parfois superposés. En somme, l’usage de la micro-tonalité pour moi, correspond dans ses multiples résonances et aspects, à une certaine allégorie de la muse Mnémosyne dont l’exercice via une dilatation, est d’imaginer en intervalles à partir du chant, le champ fertile de notre mémoire. -Franck C. Yeznikian Biography |
![]() Un Trouble si clair Martine Joste, sixteenth-tone piano
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